II - Toska
—Vanille ou chocolat ?
Tic, tac. Tic, tac.
—Vincent ?
Un léger mouvement de la tête.
—Je… Je ne sais pas.
Elle soupire, ses ongles grattent frénétiquement sa peau bronzée et elle me tire par la main loin du vendeur de glaces.
—T’as pris tes trucs ?
Elle les appelle trucs. Joli.
Je hausse les épaules.
On rentre à la maison. Je fonce dans un abîme noirâtre et puis peu après je me retrouve assis avec des invités autour de la table de dîner. Rires grincheux et regards flatteurs.
—Oui, oui. Vincent est un grand peintre, je parie qu’il est le meilleur peintre du monde.
Je vois un homme à la chevelure poivre et sel me scrutant des yeux.
—Catherine m’a fait voir ton dernier tableau. Il vaudrait quelque chose dans notre galerie.
L’eau coulait doucement sous le pont voisin de notre maison, nous rappelons que ce moment est éphémère.
Ce moment est éphémère.
Nous le sommes tous. Nous sommes des créatures qui ont effleurés la surface de la terre pour un moment.
Je me rappelle les souvenirs qui nous effleurent quand une odeur nous chatouille les sens, ou quand un rire fracasse le silence de la nuit. Peut être que ces souvenirs ne nous appartiennent pas. Que ce sont des fantômes de ce que nous avons vécu et qui ne nous appartient plus. Il appartient à la cruauté de la nostalgie.
—Vincent.
Je me lève brusquement.
—Non, merci. Non, je ne vendrais pas. Je … Je ne vendrais pas.
Le même rire suivi du même discours insensé. Je quitte la pièce sans aucun mot.
Je vis dans une chambre qui me sert d’exutoire tout comme d’enfer.
Je ferme la porte à double clé. Je ne peux pas me coucher. La bête en moi me ronge encore.
Je ne suis pas triste et je ne suis pas content. Je n’ai rien d’extraordinaire mais je ne manque de rien. Je suis l’homme le plus ordinaire du monde. Cela me suffoque.
Pourquoi cela me suffoque-t-il ? J’ai réfléchi dessus. J’ai réfléchi beaucoup de fois. Lorsque je marchais en regardant le soleil se levant timidement à l’horizon, ou lorsque Catherine me regarde avec cette lueur dérangeante dans ses yeux.
Je me retrouve toujours face à une impasse. Ma vue se trouble, mon souffle se coupe et on me tire vers le fond du lac. Je remonte, trempé jusqu’aux os, et je reprends. Je reprends la même quête inutile.
Une rafale s’annonce. Elle m’attaque de toutes ses forces, me brise et s’en va jusqu’à la fin de la nouvelle quête.
Je suis une statue de verre, reconstruite des milliers de fois. Et puis, comme un mécanicien inhabile, chaque fois que je remettais les pièces, j’en oubliais une. Me voici maintenant. Un être horrible troué, incapable de définir ce qu’il ressent.
C’est parfois simple à m’expliquer.
Je ne veux pas être moi même.
Je me hais. Non, je n’aime pas comment je vis. Enfin, je me hais.
Pourquoi ? Peut-être que …
Être ordinaire m’a toujours démangé. Mais c’est quoi alors être extraordinaire ?
Faire quelque chose de votre vie, vous direz. Vraiment ?
Créer quelque chose d’inoubliable, changer le monde.
J’ai appris des choses, enfant. On glorifie la souffrance de ceux qui nous ont changé la perspective de la vie. Celui-là n’avait rien à manger, celui-ci s’est suicidé, celle-là souffrait d’une maladie…
Et il y a moi, le monsieur tout le monde. Le monsieur qui ne sait quelle glace prendre. Le monsieur qui vit dans une famille ordinaire, dans une ville ordinaire dans le plus ordinaire des pays ordinaires. Le monsieur qui aime une fille et qui l’aime et qui prépare ses fiançailles.
Je n’ai vraiment aucune raison d’être considéré un héros, ni comme un sorcier. Je pourrais être tous et j’ai choisi de ne rien être. Et cela me suffoque.
Je ne suis pas poète. Les mots me trahissent toujours, me laissant face à un duel injuste avec un tsunami engloutissant mon être dans des sensations qui n’existent qu’ici. Ici, dis-je, mon index sur ma poitrine.
Je rebrousse ce cercle vicieux infini pour retomber sur la même phrase.
Je ne sais pas ce que je veux.
Veux-je être heureux ? Je crois que je le suis.
Veux-je être aimé ? Je le suis, peut être.
Je veux, je ne veux pas. J’aime, je hais. Je vis, je meurs. Des expressions qui ne nuancent pas parfaitement ce que je vis. Parce que je vis dans le conditionnel, dans le doute.
Un cafard qui demeure dans les fissures des murs, de peur de voir la lumière du jour.
Non, je ne suis pas peureux. J’affronte mes cauchemars chaque nuit, essayant de les comprendre. J’essaie toujours de comprendre et ça ne marche jamais.
—Free thinkers. C’est une expression ridicule parce qu’on est pas vraiment libre de penser ce qu’on veut. On n’est pas maître de nos pensées.
Je longe le quai. Ma main se crispe autour de la boîte de cigarettes dans ma poche. Je n’y ai jamais touché.
Je me dis que ça ne serait rien. Qu’une petite bouffée d’air brûlant mes poumons est dont j’ai besoin pour me dessiller les yeux pendant cette nuit brumeuse.
Je fais sortir la boîte et j’en tire une. J’entends des pas haletants se dirigeant vers moi. Quelqu’un se trouve derrière moi et je ne veux pas tourner.
Une petite voix crie et une main frappe mon poignet brusquement.
—Con ! je m’exclame lorsque les cigarettes s’éparpillent par terre.
Je vois une chaussure les écraser.
Son regard me torture et je ne veux pas entendre ses prochains mots.
—Errer seul à minuit est devenu un passe-temps de tout le monde, hein ? Laissez nous les délinquants se sentir un peu spécial.
Le vent transporte son murmure qui échoie dans les cavités de mon être.
Elle, c’est une fille.
J’évite de rencontrer ses yeux parce que je sais que je m’y noierai.
—Depuis quand erres-tu ?
Les lumières des phares lointains m’aveuglent avec leur faible éclat.
—Des années…
—Tu cherches quoi ?
Je prends l’une des cigarettes broyées et je frotte son contenu entre mes doigts.
—Je cherche à vivre.
—Tu fais quoi ?
Des questions qui m’étranglent mais à qui je dois sûrement répondre.
—Je dessine.
—Tu veux dire tu crées des mondes et tu ensorcelles les gens ?
Je laisse tomber la cigarette de ma main et je tourne vers elle.
Elle se tourne de l’autre côté, me laissant scruter sa tête rasée.
—Je ne veux pas que tu me vois.
—Pourquoi ?
Elle rit.
—Parce que tu verras en moi ce que tu ne pourras pas voir en quelqu’un d’autre. Et j’ai peur de cela.
Je me frotte les mains anxieusement.
—Tu sais que donner sens à tout rend tout insensé.
L’eau coule, mais dans un nouveau sens. Le vent chante et ne grince plus.
Elle se rapproche du garde-corps. Je me rapproche d’elle.
—N’attends pas que je te dise quelque chose de génial qui te ferais éblouir et te rendre le plus heureux des hommes.
Ses mains s’agrippent sur les bords.
—Maintenant, va-t’en.
Je risque de recevoir une gifle mais…
—Comment t’appelles-tu ?
—Je t’ai dit va-t’en.
Elle racle sa gorge et hoche la tête.
Je vois la brûlure sur son pieds, semblable à un petit nuage.
—Madeline ?
Le temps de prononcer son nom, ce diable de nom, je ne la vois plus.
Elle s’est jetée tête première dans l’eau.
Je souris et je cris dans le vide :
—Tu as gagné cette fois.
Madeline, Madeline est vivante.
Madeline qu’on cherche est vivante.
Madeline que je dessinais pendant les heures d’Allemand est vivante.
Maintenant je sais ce que je veux.
Je veux retrouver Madeline.
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